« Avant j’étais une vieille âme endolorie enfermée dans un corps d’enfant, dans une famille, dans une vie dont chaque contour me blessait toujours plus, jour après jour. En partant j’ai éclaté les parois de ma prison, la rage a guéri d’elle-même, je la sens encore palpiter parfois mais de manière tellement inoffensive, si vous saviez, ce n’est plus qu’une ombre de colère qui dort au fond de mes souvenirs.
Avant je ne voyais que les murs, ils étaient hauts, ils étaient gris, il n’y avait ni portes ni fenêtres, rien qu’une boîte sans ciel et sans air, voilà ce que vous m’offriez, un cercueil dans lequel je ne pouvais que hurler en griffant les parois, en heurtant tout ce qui se trouvait à proximité, hurler et hurler encore, hurler tant que la vie ressemblerait à la mort. Et maintenant, regardez-moi, regardez-moi bien, j’ai vu l’océan et j’ai vu l’horizon, et je prends désespérément tout cet avenir que le monde me promet. »
Clarisse, treize ans et demi, est une écorchée vive. Un matin, elle part. Sa fuite la mène jusqu’au sud de l’Europe où elle vit ce qui, pour elle, ressemble de plus en plus à un rêve. Jusqu’à ce que la réalité la rattrape.
Quand je rédige une chronique, j’ai l’habitude de la débuter en résumant un peu l’histoire. Pour une fois, j’ai envie de commencer par la fin de ma lecture. Ça arrive rarement, et jusqu’à présent, ou du moins lors des deux dernières années, mes larmes n’ont coulé qu’en lisant Amélie Antoine. « Le rêve dévoré » inaugure donc l’exception à la règle. J’ai éteint ma liseuse, les yeux embués et mouillés, une boule au fond de la gorge. Parce que l’écriture de l’auteure est particulière. À la fois simple et très travaillée. Et surtout, Jo Rouxinol sait exactement retranscrire les émotions entre les lignes.
Revenons un peu en arrière, pour vous situer l’auteure si vous ne la connaissez pas. Jo Rouxinol est prof d’histoire et ses trois livres débutent dans un collège. Elle a déjà autopublié deux romans, dont vous trouverez mes chroniques sur le blog : « Le Temps des étoiles » et « Le Carnaval des Illusions ». L’un pose un regard moderne et accessible aux plus jeunes sur la Shoah quand l’autre aborde des sujets de société graves, profonds, et actuels. Sans jamais porter de jugement, Jo Rouxinol expose des situations, constate. Comme si elle photographiait simplement un moment, une période de vie, sous un angle nouveau, et laissait la liberté au lecteur de se faire sa propre opinion. « Le Rêve dévoré » suit la même ligne directrice. Exposer. Ne pas juger.
Clarisse a treize ans et demi. Elle navigue entre le domicile de sa mère — ultra angoissée —, et celui de son père — ultra laxiste —. C’est une gamine de divorcés, au comportement difficile à la maison comme à l’école. Un jour, croulant sous le poids de la pression sociale qu’elle subit partout où elle va, l’adolescente déborde, et craque. Par pulsion, comme pour se libérer de tout ce qui l’emprisonne, elle éteint son téléphone portable, et part. La destination ? Un rêve, une illusion croisée sur Internet. Une chimère qui, rapidement, montre son horrible visage. Mais le destin est imperturbable. Clarisse trouve le chemin de son rêve par des voies secondaires. Et comme le titre l’indique, la jeune fille dévorera son rêve, jusqu’à la dernière miette. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la réalité qui s’invite avec hargne et cruauté dans sa nouvelle vie.
Le roman est écrit à la première personne. Le narrateur est le personnage principal, Clarisse. Le lecteur devient le témoin des pensées et des émotions de l’adolescente, et pardonne bien volontiers les écarts de langage, utilisés ici comme vecteur d’émotion et non comme palliatif à un langage trop recherché. Il est d’ailleurs très intéressant — et il s’agit là, de mon point de vue, d’une preuve flagrante de l’intelligence de la plume de l’auteure — de voir le langage et le rythme du phrasé de Clarisse évoluer avec son humeur. Haché et parfois brut, vulgaire quand la jeune fille est pleine de rage, son flot de paroles devient plus doux et mature au fur et à mesure qu’elle s’apaise. Mais surtout, le choix d’une narration interne permet de comprendre, petit à petit, d’où viennent les angoisses et les besoins de liberté du personnage.
Je vous parle souvent, dans mes chroniques, de ma préférence aux romans anti-manichéens, qui démontrent que tout n’est pas tout noir ou tout blanc dans la vie. « Le Rêve dévoré » en est un très bon exemple. La chute du livre, notamment, est remarquable en ce sens. Je tais les sujets principaux abordés dans le livre volontairement, afin de ne pas dévoiler les intrigues. Mais si je me laissais aller à discuter du contenu du roman, je crois que je pourrais y passer des heures tant l’histoire de Clarisse m’a emmenée loin à l’intérieur de moi-même.
Aussi, ce livre est une ode au Portugal. Je respire encore les odeurs qui s’échappent des mots qui décrivent les petits villages, les plages, les bateaux de pêcheurs, les falaises exposées aux vents. D’ailleurs, le nom du pays devient synonyme de liberté, d’espoir. Et à travers ses écrits on ressent tout l’attachement de l’auteure à ce territoire.
D’une problématique sociale complexe, Jo Rouxinol fait une histoire passionnante qui déborde d’émotions. Surtout, elle donne au lecteur l’occasion de remettre en question ses convictions afin d’appréhender d’un œil nouveau certains thèmes.
Je crois que c’est la principale caractéristique des grands auteurs.
Infos Pratiques :
Date de sortie : 15 décembre 2017
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